Blog

Gramond & Associés / M&A - Corporate  / Précisions sur l’évaluation du préjudice d’un cessionnaire de droits sociaux engageant la responsabilité civile extracontractuelle du cédant pour violation de son devoir précontractuel d’information

Précisions sur l’évaluation du préjudice d’un cessionnaire de droits sociaux engageant la responsabilité civile extracontractuelle du cédant pour violation de son devoir précontractuel d’information

Par un arrêt rendu le 6 juillet 2022 (n°20-12.467), la chambre commerciale de la Cour de cassation apporte des précisions quant à la question de l’évaluation du préjudice du cessionnaire de droits sociaux reconnu victime d’une dissimulation d’informations par le cédant, en rappelant notamment que les juges du fond doivent procéder à une véritable évaluation de la chance perdue, par le cessionnaire, de renoncer à son investissement s’il avait eu connaissance de telles informations sur le groupe de la société cédée.

En l’espèce, une société a acquis 60% des actions d’une autre société, détenue initialement par deux époux, qui ont reçu, en contrepartie du transfert de leurs actions, un prix total de 90.000 euros ainsi que l’engagement par la société acquéreuse (i) de consentir une avance en compte courant de 2.000.000 euros et (ii) de prêter à cette société cédée la somme de 160.000 euros.

Très rapidement après la cession, la société dont les actions ont été cédées a été placée sous sauvegarde, puis en liquidation judiciaire.

La société cessionnaire assigna alors les époux cédants en responsabilité civile extracontractuelle sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240, du Code civil. Elle reproche aux cédants d’avoir communiqué des états prévisionnels reposant sur des hypothèses de croissance non fondées, et d’avoir surévalué la participation de cette société au sein d’une filiale détenue à 95% compte tenu de l’existence d’un passif latent qu’ils n’ont pas révélé, lié à divers engagements qui n’ont nullement été provisionnés dans les comptes sociaux de cette filiale, et notamment le fait que certaines roulottes vendues auprès de clients étaient assorties d’une promesse de rachat à prix élevé par ladite filiale.

La société demanderesse a ainsi fait état d’un préjudice de perte de chance de ne pas acquérir les titres et de ne pas apporter à la société dont les actions ont été cédées des financements en pure perte.

La Cour d’appel de Bourges a accueilli favorablement cette demande en limitant la réparation accordée à la somme de 250.000 euros, correspondant à un huitième des sommes totales investies par la cessionnaire dans la société dont le contrôle a été cédé, cette proportion correspondant à celle de clients propriétaires de roulottes ayant effectivement demandé la reprise de ces dernières en levant leur option de revente à ladite filiale.

Contestant le quantum de sa réparation, la société cessionnaire a formé un pourvoi en cassation en critiquant la façon dont les juges du fond avaient compris la notion de perte de chance.

La Cour de cassation lui a donné raison au visa de l’article 1382 devenu 1240 du Code civil et du principe de réparation intégrale du préjudice, desquels il résulte que « la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue ». Elle reproche à la Cour d’appel de n’avoir tenu compte que des options de revente effectivement activées par les clients de la filiale et de s’être ainsi abstenue d’apprécier si, et dans quelle mesure, la société cessionnaire aurait renoncé à acquérir la société mère en ayant été dûment et pleinement informée de ces promesses de rachat.

Cet arrêt a ainsi le mérite de recadrer la méthodologie d’évaluation du préjudice tiré d’une perte de chance. En effet, la règle consiste à évaluer la probabilité qu’aurait eue la victime de renoncer à l’investissement qu’elle a réalisé si elle avait été mise au courant de toutes les informations nécessaires à cette acquisition. Cette probabilité doit par la suite donner le chiffrage de réparation puisque les chances de la victime d’échapper au dommage se traduisent en pourcentage qui doit être appliqué au préjudice final (en l’espèce le prix d’acquisition, l’avance en compte courant et le prêt). L’appréciation de ce pourcentage est laissée souverainement aux juges du fond.

Encore faut-il qu’ils appliquent les postulats économiques pertinents permettant de calculer cette probabilité. En l’espèce, la Cour d’appel n’avait pas correctement procédé à cet exercice puisqu’elle s’est intéressée à l’état du passif non révélé de la filiale de la société cédée et en a déduit un pourcentage qui a été appliqué au préjudice final, sans finalement apprécier la probabilité de la « chance perdue » de ne pas acquérir le contrôle de la société mère ou de l’acquérir à des conditions plus avantageuses. La Cour de cassation a donc conclu que les termes du calcul n’étaient pas pertinents pour évaluer le préjudice de la cessionnaire.

Notons que la cessionnaire aurait pu fonder ses prétentions sur l’existence d’un dol par omission, même en renonçant à solliciter la nullité de la cession et en se contentant de réclamer des dommages et intérêts. Cette possibilité a été écartée, sans doute par peur de voir réduite l’étendue de la réparation qui lui aurait été accordée.

En effet, si en principe, est indemnisable tant la perte de chance de ne pas avoir contracté, que celle d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses, l’arrêt Parsys 2 rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation[1], confirmé par la suite[2], avait jugé que le cessionnaire qui avait fait le choix de ne pas demander l’annulation du contrat ne pouvait voir son préjudice réparé qu’à hauteur de la perte de chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses. Cette approche a été largement critiquée par la doctrine même s’il a été admis que cette formulation ne visait qu’à exclure l’indemnisation des gains manqués et qu’en pratique, la perte de chance de ne pas contracter et la perte de chance d’avoir pu conclure un contrat dans des conditions plus avantageuses revenait au même dans l’évaluation du préjudice de la victime qui traduisait en tout état de cause une perte de chance d’avoir pu négocier différemment.

La Cour de cassation semble ici confirmer cette interprétation car, sans reprendre cette formule classique, elle reproche, non pas pour défaut de base légale, mais pour violation du principe de réparation intégrale, de ne pas avoir apprécié si, et dans quelle mesure, la cessionnaire, dûment informée de l’ensemble des engagements de rachat souscrits par la filiale, n’aurait pas renoncé à acquérir les titres de la société mère et à consentir les engagements financiers parallèles.

Il sera intéressant de vérifier le raisonnement de la Cour de cassation en pareille espèce si le dol avait été invoqué.

Enfin, nous soupçonnons que les parties n’avaient pas jugé bon de conclure une convention de garantie d’actif et de passif, laquelle aurait pourtant permis à la cessionnaire de sécuriser le principe d’indemnisation et d’en maîtriser également le quantum, sans préjudice pour elle de la possibilité d’initier une action sur les trois fondements (dol, manquement au devoir précontractuel d’information, mise en jeu de la garantie), en les cumulant ou subsidiairement les uns des autres[3].

Julien Loth

[1] Cass. Com., 10 juillet 2012, n°11-21.954

[2] Cass. Com., 5 juin 2019, n°16-10.391

[3] CA Nancy, 24 avril 2019, n°17/02595