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Cour européenne des droits de l’homme – Affaire DICKINSON c. Turquie, 2 février 2021, 25200/11

Le 16 mars 2006, un collage réalisé par un ressortissant britannique, Michael Dickinson, demeurant en Turquie depuis plus de 20 ans, a été exposé dans le cadre de la « foire de la paix » à Istanbul. Ce travail, composé de photographies collées,  représentait le Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, en un être mi-homme mi-animal dont le corps était celui d’un chien tenu par une laisse par G. W. Bush. La queue de l’animal était remplacée par un missile et la créature portait une couverture avec la phrase : « Nous ne serons pas le chien de Bush ». Cette œuvre protestait contre l’occupation de l’Irak par les États-Unis et son soutien par le gouvernement turc.

Lors d’une présence dans un palais de justice en septembre 2006, M. Dickinson a profité de l’occasion pour exposer à la presse son collage. Il a été immédiatement arrêté et placé en garde à vue et en détention provisoire. Le lendemain, le procureur de la République engageait des poursuites, considérant que l’œuvre de l’artiste était constitutive de l’infraction d’insulte au Premier ministre prévu à l’article 125 du Code pénal turc.

Deux années plus tard, le tribunal d’instance pénal a acquitté l’artiste, considérant que « cet acte était un message comportant un avertissement et une critique politique véhiculés par le biais de l’art du collage, que, eu égard à la personnalité politique, à la fonction de chef de gouvernement du destinataire du travail, il pouvait contenir des éléments choquants, offensants et blessants, que la sanction d’un tel acte irait à l’encontre de la convention, et que l’élément intentionnel de l’infraction reprochée faisait défaut en l’espèce ».

Le 25 mai 2009, saisie d’un pourvoi du procureur de la République, la Cour de cassation turque a infirmé le jugement rendu en première instance, estimant que les « jugements de valeur humiliants faits à l’égard de l’intéressé [le Premier ministre turc], qui remplissait une fonction publique, portaient ainsi atteinte à sa dignité, à son honneur et à sa réputation auprès du public et dépassaient les limites de la légalité. ».

Selon la Cour de cassation turque « la liberté d’expression n’est pas un droit qui protège les inspirations momentanées ni les délires des personnes, mais c’est un droit qui protège les efforts faits pour forger une opinion publique et l’information et l’orientation de l’opinion publique dans le sens d’une pensée (…). Il est clair que les expressions provocatrices, sources de querelles et de conflits et seulement destinées à insulter autrui, n’aident pas à forger une opinion publique, ne contribuant pas au développement de la société et génèrent des querelles et des conflits ainsi que des sentiments haineux et hostiles réciproques dans la société ».

Le 9 mars 2010, le tribunal d’instance pénal, statuant de nouveau après renvoi de la Cour de cassation, a reconnu l’artiste coupable de l’infraction d’insulte au Premier ministre.

La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie le 22 février 2011 par Michael Dickinson, celui-ci invoquant une atteinte à sa liberté d’expression sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (Convention EDH).

La Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a apprécié le cas d’espèce à l’aune de plusieurs principes :

La Cour s’oblige à effectuer une mise en balance des intérêts entre l’article 8 (protégeant le respect de la vie privée) et l’article 10 (protégeant la liberté d’expression). La Cour EDH indique que les critères pertinents pour cette mise en balance sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication.

La Cour précise que les artistes n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10 stipulant que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Dans un premier temps, après avoir rappelé les éléments de contexte artistique et historique du collage litigieux, la Cour a estimé que l’œuvre faisait partie « d’un débat d’intérêt général relatif à la politique étrangère du pays » et qu’ainsi le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention ne laisse aucune place pour les « restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général ».

Les juges européens ont ensuite apprécié les limites de la critique admissible concernant le Premier ministre turc, en admettant que celui-ci « s’expose inévitablement à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance ».

Concernant le caractère prétendument dégradant et humiliant de la représentation du Premier ministre turc sous forme de chien, la cour rappelle qu’il est permis à un artiste de recourir à une certaine « dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos ».

A cet égard, la Cour EDH n’hésite pas à affirmer, ce qui ressemble fort à un principe, que : « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensables à une société démocratique, d’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression » sous réserve du caractère « offensant » des propos qui n’auraient d’autre but que de « dénigrer gratuitement » leur cible. Dans ce cas, la liberté d’expression ne peut plus protéger l’auteur des propos ou d’une œuvre d’art.

En l’espèce, la Cour considère que le travail artistique et le style de l’artiste turc ne pouvaient pas être considérés comme gratuitement insultants compte tenu du débat public qu’ils permettaient d’engager.

Concernant la nature de la sanction infligée par l’État mis en cause, c’est la proportionnalité de l’ingérence dans les droits protégés par l’article 10 qui est analysée par la haute juridiction, laquelle dépend de la « question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles ». Dans cette affaire, la Cour estime que les circonstances de l’affaire ne sont « pas de nature à justifier le placement en garde à vue et en détention provisoire du requérant ni l’imposition d’une sanction pénale ».

La Cour en profite pour relever qu’une sanction disproportionnée produit immanquablement un effet dissuasif sur la volonté des artistes de s’exprimer sur « des sujets relevant de l’intérêt public ».

La longue motivation de cette décision montre que la défense de la liberté d’expression à travers les arts créatifs est une préoccupation majeure des instances européennes.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avait déjà, en 2007, pris une résolution intitulée « Vers une dépénalisation de la diffamation » faisant état d’« une vive inquiétude que de nouveaux États membres prévoient des peines d’emprisonnement en cas de diffamation et que certains persistent à en recourir en pratique par exemple l’Azerbaïdjan et la Turquie ». L’assemblée considérait que les peines carcérales pour diffamations devaient être abrogées sans délai dans les États dont la législation prévoyait encore de telles peines. 14 ans après, ces résolutions n’ont toujours pas été suivies, mais la Cour européenne des droits de l’homme veille au respect des principes édictés par la Convention et sanctionne les États lorsqu’il le faut.

 

Julie Raignault et Andrea Diano, Département Droit de l’art.

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